Pierre Giner
The day of dancing floor
avec la collaboration de Vincent Epplay et Vreni Spieser
Du lieu, du sol, de l'image et du son, The day of dancing floor est
un espace du regard et du désir. Sur l'écran, une scène
de bal contemporaine glisse pourtant dans le registre du souvenir. Pierre
Giner mesure la permanence dans la danse et nous invite à une
expérience de la déliaison : les images et le socle qui
physiquement les sous-tendent agissent comme un ancrage fédérateur
à partir duquel chacun peut dériver au gré de ses
propres associations.
The day of dancing floor est un projet de film, réalisé
par Pierre Giner en collaboration de Vincent Epplay et Vreni Spieser.
Dans un espace de projection qui reçoit celui qui vient
et regarde, il propose l'amorce d'une fiction : une scène
de bal, des corps en mouvement, un moment qui dure. Pierre Giner conçoit
son espace comme habitable avec un sol qui accueille, une
enveloppe sonore qui accompagne et cette séquence, tournée
en Slovénie et réitérée sur le mode de la
ritournelle qui ne montre pas plus qu'elle ne dit ça danse.
Deux personnes qui tournent ensemble, observe Pierre Giner, surtout
lorsqu'elles dansent maladroitement, trop vite, en déséquilibre,
tomberont forcément, un instant, éperdument, amoureuses
l'une de l'autre.
La force centrifuge qui les arrache l'une à l'autre,
la résistance volontaire qu'elles y opposent ensemble, la vitesse
de rotation qui les emporte, le jeu des visages et des regards, la réunion
des corps, le tournoiement du décor. Tout les pousse irrésistiblement
l'une vers l'autre.
Elles sont soumises à la cinématique du désir.
Projetée en boucle et au ralenti, la scène s'étire
mais ne s'épuise pas. Le célèbre tube de Judy Garland,
Over the Rainbow, au romantisme suranné, soutient la rengaine
et entraîne le spectateur vers de lointaines et confuses réminiscences.
Le regard s'attarde sur ces images sans véritable contenu informatif,
perçoit dans le flux le phénomène de répétition
et repère d'autant plus les accidents.
Car si le scénario dans sa forme classique (argumentée
et directive) fait visiblement défaut, l'action, réduite
à sa plus simple expression, se cristallise autour d'anodins
micro-événements, qui sont autant d'éléments
constitutifs du récit.
Méfiant à l'égard des syntaxes traditionnelles
linéaires, à son goût trop démonstratives,
Pierre Giner préfère parler de narration involutive
: ses images s'inscrivent davantage dans une durée que dans un
développement : une sorte d'infra-langage à l'énergie
faible mais continue. The day of dancing floor échappe à
la forme canonique du récit. Sans début ni fin, il se
concentre sur le milieu, entre un avant et un après, dans l'intensité
du moment. Pour l'heure, les corps tournent dans un présent segmenté
et dilaté. Panoramiques, champs-contrechamps, plans fixes s'interpénètrent
pour déployer le temps de la romance et le théâtre
de la fiction amoureuse. Et seule l'attention portée vers ces
corps en mouvement (des jambes, des dos, des épaules, rarement
des visages), peut en (re)composer une trame narrative.
L'écriture cinématographique de Pierre Giner n'est pas
autoritaire. The day of dancing floor relève en définitive
d'une économie volontairement pauvre (un cinéma qui se
regarde plus qu'il ne se raconte).
Le bal installe une base, un lieu, un moment et fonctionne comme un
centre autour duquel gravite d'autres plans, d'autres temps. Au
cinéma, l'image tend à n'être qu'illustrative, remarque
Pierre Giner, elle devient transparente et disparaît au profit
de la narration (les effets cinématographiques, fluides et rapides,
comme les fondus enchaînés deviennent invisibles). Au contraire,
j'aime réintroduire des ruptures en usant du cut
(la mort accidentelle de l'image), ou de l'effet koulechov
(un premier plan qualifié par le plan suivant).
En confrontant d'autres séquences à celle du bal, Pierre
Giner réserve au spectateur le rôle d'organiser sa propre
divagation partant du postulat suivant : pour qu'il y ait de la
parole pour quelqu'un, il faut qu'il y ait de la place pour l'autre.
L'étymologie du mot parole rappelle que celui-ci
contient en germe l'idée de comparaison. The day
of dancing floor fonctionne par ellipses et décrochements pour
laisser s'infiltrer une narration sous-jacente, inframince
pour reprendre l'expression de Marcel Duchamp et participative.
Pierre Giner met en balance plusieurs composantes ; il confronte à
la fois des plans a priori hétérogènes mais aussi
différents niveaux de langage en faisant s'entrecroiser l'image
et le son, génialement servi comme d'habitude par Vincent Epplay.
A travers la danse, c'est la figure des liens déliés qui
se dessine, de nos sentiments fluctuants, figure relayée du point
de vue formel par une expérimentation de la déliaison.
Déliaisons de l'image, du son, et de l'espace. Car si The day
of dancing floor téléscope les corps, les plans et les
sons sans enchaînements explicites pour simuler les liens complexes
et secrets qui nous unissent, l'espace de projection repose sur un faux
plancher désolidarisé du sol. Ce radeau qui invite le
spectateur à entrer dans la ronde sert également
de base pour signaler une double expérience, celle de l'attention
flottante portée aux images qui défilent et le désir
non moins flottant qu'elles suggèrent. La passion, conclut
Pierre Giner, est une sorte d'action inactive où l'on serait
médusé. On est pris dans un double fonctionnement : il
ne se passe rien et il se passe quelque chose.
Claire Jacquet, in Journal du Centre National
de la Photographie n°12